" Les malentendus alimentent les conversations": ce constat de Goethe
se trouve confirmé de manière éclatante dans l'écho qu'a rencontré
"l'allocution du dimanche" prononcée par Martin Walser dans la ville
natale de Goethe, allocution qui était explicitement dédiée à la
paix. Mais entre-temps, les opinions divergentes nous ont fait perdre
de vue que cette "allocution du dimanche", pour reprendre le qualificatif
de Walser, était vouée à la paix ; elle peut être comprise comme
le projet exemplaire d'une personne cherchant à mettre en pratique
de façon crédible (c'est-à-dire, en donnant l'exemple) la parole
d'Adorno évoquant une "éducation après Auschwitz".
Car ce que le philosophe, disparu il y a trente ans, entend par
cette expression va à la rencontre de tout ce que Walser exprime
par "sacrifice fait à l'opinion" : toute entreprise de commémoration
obligatoire, toute forme de mémoire déléguée ou institutionnalisée
et toute interprétation de l'histoire à travers les musées, monuments
et mémoriaux de toutes sortes.
Dans son "allocution du dimanche", Walser proteste contre les grands
airs de cette culture commémorative de la vie publique qui est devenue
une simple routine. Face aux trompettes de la mémoire publique,
il préconise l'attitude empreinte de scepticisme de la mémoire individuelle.
Par opposition à cette mémoire collective issue d'une politique
commémorative politiquement correcte, Walser fait appel à cette
instance disparue de la vie publique qu'est la conscience individuelle
; à propos de cette dernière, il arrive au constat dérangeant :
"Une bonne conscience n'en est pas une".
C'est une voix timide qui doute et se révolte contre l'étatisme
invétéré, contre la conviction inébranlable que les solutions et
les réponses données par l'Etat aux interrogations de la conscience
sont les meilleures. C'est une voix pleine de pudeur et qui combat
l'orgueil ; cela s'inscrit dans le sens de cette phrase de Nietzsche,
prononcée bien avant le doute exprimé par Walser à l'encontre de
la "bonne conscience" : "L'attrait de la connaissance serait faible
s'il ne fallait pas surmonter maints obstacles érigés par la pudeur.
"Voilà ce que j'ai fait", dit ma mémoire. "Ce n'est pas moi qui
l'ai fait", dit l'orgueil, sans pitié. La mémoire finit par céder".
Dans son "allocution du dimanche", Walser privilégie une mémoire
qui ne transige pas. Proche en cela de "l'éducation après Auschwitz"
exigée par Adorno, il encourage au contraire sa conscience à laisser
exprimer librement ce qu'il pense et ce qu'il ressent. Il agit ainsi
pour favoriser une éducation, dont l'objectif est l'empathie et
la compassion, qui conçoit la conscience individuelle comme la pièce
maîtresse de la mémoire. C'est une conception de la mémoire proche
de celle de Goethe qui dans les "Maximes et réflexions" dit que
"la conscience est humble, se complaisant même dans la honte ; la
raison, en revanche, est orgueilleuse et l'obligation d'un démenti
la met en détresse". C'est également Goethe qui a constaté que la
conscience était à la base de l'existence du poète : "Qui réussit
un poème, même insignifiant, le fait par la conscience", faisant
ainsi allusion à l'enracinement de la mémoire dans la culture classique,
à Mnémosyne, fille d'Ouranos et de Gaia, qui a engendré avec Zeus
les neuf muses de Perse.
Ainsi, la revendication formulée par Goethe dans "Les années
d'apprentissage de Wilhelm Meister", à savoir qu'il "faut respecter
la conscience aussi longtemps qu'elle se manifeste", vaut également
pour "l'allocution du dimanche" de Walser. Face à "l'atrocité" et
à "l'ignominie éternelle" présentées sans cesse par les médias,
c'est cette même conscience walserienne qui se surprend à détourner
le regard, constatant que "quelque chose se rebelle (en lui) contre
cette perpétuelle présentation de notre ignominie". Ceci évoque
assez précisément ce "mal aux yeux" qu'a ressenti Goethe devant
le crucifix qu'il aurait préféré voir entouré de roses. Seule une
conscience sensible, capable d'une authentique et sincère compassion
peut s'exprimer ainsi. C'est pourquoi elle doit s'attendre à ce
que la raison, qui est orgueilleuse ne la comprenne absolument pas,
ce qui s'est produit dans le cas Walser.
A ce propos, Dieter Borchmeyer a rappelé que les écrivains allemands
sont critiqués notamment "lorsqu'ils se défendent de l'obligation
de toujours penser et écrire en termes politiques". Le fait que
Walser se soit permis dans son "allocution du dimanche" de n'être
avec personne sinon avec lui-même n'aurait peut-être pas suscité
de critiques en France. On lui aurait difficilement dénié le droit
d'avoir une mémoire qui lui soit propre dans un pays où, pour reprendre
le mot d'E.R. Curtius, la littérature constitue "l'expression représentative
de la Nation". Dans une conférence de 1882, Renan avait répondu
à la question "Qu'est-ce qu'une nation?": "la possession en commun
d'un riche legs de souvenirs" - Heureuse France!
Traduction Forum
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