Jean-Paul
Fitoussi est également Président de l'Observatoire Français
des Conjonctures Economiques (OFCE).
Forum Franco-Allemand: Comment peut-on aujourd'hui caractériser
les choix faits en matière de politique monétaire européenne ?
Jean-Paul Fitoussi : On ne peut pas dire qu'un choix ait déjà été
effectué par les pays de la zone euro. L'objectif reste celui de
stabilité des prix fixé dans le traité de Maastricht. Cet objectif
prioritaire doit être concilié, aux termes mêmes du traité, avec
les objectifs généraux de soutien des fondamentaux économiques,
tels que la croissance, l'équilibre extérieur ou l'emploi. Mais,
au-delà des objectifs presque coulés une fois pour toutes dans le
bronze des traités, on ne peut pas dire que des choix explicites
aient été faits par les autorités monétaires européennes.
En revanche, il faut bien comprendre que l'existence même de la
monnaie unique autorise un basculement en matière de politique monétaire.
J'ai suffisamment contesté au cours des années 1990 les modalités
de la transition vers la monnaie unique - une double rigueur budgétaire
et monétaire qui a brisé les ressorts de la croissance en bloquant
tous les leviers de la demande interne, consommation et investissement
- et suffisamment plaidé pour un basculement rapide vers la monnaie
unique, pour pouvoir légitimement me réjouir de la situation actuelle.
En effet, la monnaie unique ne subit aucune des contraintes qui
ont tant pénalisé les monnaies nationales au cours des dernières
années. Tout d'abord, l'Union européenne est une zone peu ouverte
sur l'extérieur. Son taux d'ouverture est voisin de 10 %, comparable
à celui des Etats-Unis, qui atteint 12 %. Chacun des Etats européens
a un taux d'ouverture de l'ordre de 30 % et est très dépendant de
la conjoncture de ses voisins européens. Par conséquent, l'autonomie
de la conjoncture de l'ensemble de l'Union est très supérieure à
celle de chacune de ses composantes. Une baisse de l'euro ne doit
donc pas faire craindre de tensions inflationnistes par exemple.
Deuxièmement, l'euro se trouve dans une situation de changes flottants,
ce qui tranche avec la configuration antérieure des monnaies nationales.
Il n'y a donc pas non plus de contrainte exogène sur la monnaie
unique.
Ainsi, le choix essentiel, c'est celui de la monnaie unique. Pour
le reste, elle n'en est encore qu'à ses premiers mois et il faut
attendre pour voir comment elle va évoluer.
Forum : Que pensez-vous de la baisse continue de l'euro depuis sa
création ? Ne risque-t-elle pas de provoquer des tensions, à l'intérieur
de la zone et vis-à-vis des principaux partenaires de la France,
notamment à l'égard de l'Allemagne ?
J.-P. Fitoussi : La baisse de l'euro n'est nullement inquiétante
à ce stade. Pour plusieurs raisons. Tout d'abord, il ne faut pas
se tromper d'analyse. Le cours initial de l'euro, 1,16 $, était
très certainement surévalué, comme l'ont été les monnaies européennes
avant la création de la monnaie unique. Il a été fixé sur la base
d'anticipations qui se sont révélées erronées. Celles de la fin
de 1998 étaient que la croissance américaine allait s'atténuer,
après une période historique de très forte progression non inflationniste.
Dans ce contexte, l'anticipation qui a été faite était que le dollar
allait se déprécier, et être accompagné à la baisse par une politique
monétaire américaine accommodante. Cette anticipation ne s'est pas
réalisée. Le taux de croissance américain s'est maintenu à un niveau
exceptionnellement élevé - le record historique de la durée de la
croissance américaine, établi dans les années 1960, va être battu
dans quelques semaines - et les tensions inflationnistes, tout en
restant modérées, se sont légèrement accentuées, ce qui a justifié
un progressif relèvement des taux, dont le dernier, de 0,25 points,
est intervenu le 2 février. Une croissance forte, des anticipations
favorables et des taux plus élevés aux Etats-Unis qu'en Europe :
très logiquement, le dollar s'est apprécié face à l'euro. Il n'y
a donc là pas de mystère, ni d'inquiétude excessive. Tout d'abord,
je l'ai déjà dit, le taux d'ouverture de la zone euro est relativement
faible, ce qui limite les risques d'inflation importée. En revanche,
un effet légèrement favorable se constate sur les exportations européennes.
L'inflation reste faible, les anticipations actuelles de la Commission
européenne sont un taux de 1,5 % en 2000 et de 1,6 % en 2001. Les
anticipations de croissance sont revues à la hausse, avec des perspectives
de 3 % en 2000 et 2001. Dès lors, il n'y a pas de risque d'enchaînement
vicieux dans la dépréciation actuelle de l'euro.
Au sein de l'Union cette situation ne suscite pour l'instant pas
de tensions. Ceci tient en particulier au contexte actuel de l'Allemagne.
Même si le taux de croissance allemand s'est légèrement redressé
en 1999, la conjoncture reste défavorable dans ce pays et les rigidités
structurelles rendent les évolutions très douloureuses. En conséquence,
avec une grande sagesse, les responsables allemands sont devenus
plus accommodants sur le plan monétaire et conçoivent sans difficulté
les avantages d'un euro cohérent avec les fondamentaux économiques
et non déterminé par des considérations politiques.
Pour moi, deux enjeux essentiels apparaissent aujourd'hui. L'un
est la dimension politique de la construction européenne, l'autre
est un risque, aujourd'hui limité mais qui ne doit pas être ignoré,
de déstabilisation du nouveau système monétaire international en
cours d'émergence.
Forum : Pouvez-vous préciser ces deux points ? Y a-t-il convergence
entre la France et l'Allemagne à cet égard ?
J.-P. Fitoussi : Sur le premier point. On connaît bien les conditions
pour qu'une monnaie devienne une monnaie internationale et une monnaie
de réserve dans les échanges internationaux. Elles sont à la fois
économiques et politiques.
Pour l'euro, les conditions économiques sont remplies : il faut
avoir une certaine puissance économique, une certaine richesse ;
il faut également que les marchés financiers soient suffisamment
intégrés et liquides.
En revanche, l'Europe ne remplit pas du tout la condition politique
: seule la monnaie d'une région conduisant une politique étrangère
peut devenir une monnaie internationale, parce qu'alors la monnaie
est mise au service de la puissance économique et d'une politique.
Or, pour l'instant, on semble relativement éloigné d'une telle perspective
qui n'est envisagée ni dans les réflexions sur les institutions,
ni même dans les débats. Le problème qui se pose désormais en Europe
est davantage celui d'un choix de souveraineté que celui d'un problème
économique technique. C'est donc un choix politique, et ce choix
politique n'est pas encore fait. On a rarement aussi peu entendu
parler de l'Europe que depuis le lancement de la monnaie unique
; avant l'euro, l'Europe était de tous les discours et de toutes
les préoccupations.
A cet égard, la convergence entre la France et l'Allemagne à propos
des choix politiques est essentielle. C'est une question difficile.
L'Allemagne et la France ont-elles la même conception de la forme
politique de l'Europe ? Dans la première moitié des années 90, les
Allemands avaient proposé un modèle fédéral pour l'Europe ; cette
proposition n'avait reçu aucun écho en France. Or, il me semble
que les Français seraient peut-être aujourd'hui davantage intéressés
par l'idée de construire un Etat fédéral, ce qui équivaut à proposer
la mise en place d'un gouvernement européen qui ne soit pas uniquement
économique. Depuis cette évolution de la position française, les
Allemands m'apparaissent plus éloignés de l'Europe qu'ils ne l'étaient
il y a quelques années.
Sur le deuxième point. J'avais développé dans le rapport sur l'état
de l'Union européenne publié en 1999 l'idée de la mise en place
d'un ensemble d'ancrages régionaux autour des grandes monnaies qui
permettrait de mieux prendre en compte la réalisation de croissances
potentielles naturellement différenciées d'une région du monde à
l'autre et de progresser vers un ensemble multilatéral de taux de
change compatibles. Je n'ai pas changé d'avis depuis car je crois
toujours que le monde est en train de se structurer autour des trois
grandes monnaies clés : le dollar, le yen et l'euro. L'intérêt d'un
monde multipolaire, dans lequel il existe plusieurs devises, est
d'une part que chacune de ces devises peut être mise au service
de la croissance et de la stabilité interne de la région qu'elle
concerne et, d'autre part, qu'il est plus simple d'avoir des taux
de change ordonnés entre peu de monnaies qu'entre une myriade de
monnaies comme c'est encore le cas actuellement. Un tel système
monétaire permet d'éviter les dysfonctionnements que peuvent générer
les marchés financiers au fur et à mesure de l'éclatement de crises
spéculatives.
A-t-on progressé dans cette direction depuis l'année dernière? De
façon globale, si l'on compare l'évolution du taux de change du
dollar par rapport à celui de l'euro, on constate que, dans une
première et courte période, c'est l'hypothèse d'un retournement
conjoncturel aux Etats-Unis avec un redémarrage important de la
croissance en Europe qui a généré l'appréciation de l'euro par rapport
au dollar. Le fait que ce retournement conjoncturel ne se soit pas
produit aux Etats-Unis, et que la croissance y soit restée vive,
a modifié les anticipations, provoquant ainsi l'appréciation du
dollar. On a ainsi l'impression que la valeur des monnaies est davantage
liée aux nécessités de la croissance de chaque région qu'elle ne
l'était préalablement. L'enjeu aujourd'hui est de savoir si l'évolution
de l'euro va être cohérente avec cette analyse. L'évolution de l'année
1999 l'est incontestablement, tant il est vrai que la croissance
a été nettement plus rapide aux Etats-Unis qu'en Europe et les taux
d'intérêt plus élevés. Mais, en 2000, l'accélération de la croissance
dans la zone européenne devrait se traduire par une appréciation
de l'euro. Cependant, de nombreuses incertitudes demeurent, la plus
importante étant le risque de hiatus entre la politique monétaire
de la Banque Centrale Européenne et la politique de change dont
les objectifs sont déterminés par le Conseil, d'une part, l'existence
d'une autorité monétaire et l'absence de souveraineté politique
d'autre part. A cet égard, la décision de la Banque Centrale Européenne
le 3 février 2000 de relever de 25 points son taux directeur est
ambiguë. Elle semble témoigner d'un certain suivisme de cette institution
à l'égard de la FED et d'une réelle inquiétude quant à l'évolution
à la baisse de l'euro. Une telle décision, si elle suscitait des
anticipations défavorables des marchés, pourrait enclencher un enchaînement
pervers de dépréciations et de tensions inflationnistes. Mais je
n'y crois pas pour ma part.
Cependant, si le caractère bancal de cette construction devait l'emporter,
alors il n'est pas exclu que l'euro entre véritablement dans une
crise qui se traduirait par une forte dépréciation. Dans ce cas,
l'enchaînement de la déstabilisation pourrait passer par le Japon
et le yen. Au cours de 1999, l'euro s'est fortement déprécié face
au yen. Il est vrai que les échanges euro-japonais ne sont pas tels
que cette évolution de la parité puisse à elle seule peser sur la
compétitivité des exportations japonaises. Mais si, dans le même
temps, le dollar venait à se déprécier, par exemple à la suite d'un
ralentissement de la croissance américaine ou d'une brutale correction
de la valorisation de la bourse de New-York, alors l'économie japonaise
pourrait se trouver déstabilisée, à un moment où les relances budgétaires
n'ont toujours pas réussi à soutenir la croissance interne de ce
pays.
Ces deux points m'amènent donc à considérer qu'il est nécessaire
et urgent de donner une consistance politique à l'Union européenne.
Forum : La création de la Banque Centrale Européenne ne consacre-t-elle
pas l'avènement d'un nouveau "pouvoir" en Europe qui n'aurait pas
de véritable contrepoids politique?
J.-P. Fitoussi : C'est bien tout le problème. Aujourd'hui la Banque
Centrale Européenne est le seul pouvoir fédéral centralisé qui n'a
pas de contrepoids hors des gouvernements nationaux.
Forum : Elle est de plus indépendante, même si le Conseil conserve
le pouvoir de prendre les grandes décisions en matière de politique
de change.
J.-P. Fitoussi : Il faut savoir que, dans tous les pays où la Banque
Centrale est indépendante, le gouvernement demeure quand même en
charge de la politique de change. L'article 103 du Traité de Maastricht
dispose qu'en matière de politique de change, l'action est concertée
entre la Banque Centrale et les gouvernements.
Du point de vue juridique et du point de vue de la politique monétaire,
il faut souligner que la Banque Centrale Européenne est une curiosité
par rapport à l'histoire: elle est la seule Banque centrale dont
l'indépendance est aussi marquée dans l'histoire du monde. En effet,
dans tous les pays, la Banque centrale est toujours soumise à l'autorité
des parlements nationaux qui peuvent en modifier la constitution.
Or, ce n'est pas le cas de la Banque Centrale Européenne.
Forum : Pensez-vous qu'il serait favorable que le Parlement européen
puisse, lui aussi, agir sur la constitution de la Banque centrale?
J.-P. Fitoussi : Certainement. Je viens de me référer à l'histoire.
Je pourrais aussi faire un peu de géographie. Aux Etats-Unis, la
Federal Reserve doit faire rapport devant le Congrès si ce dernier
le décide. La FED sait pertinemment que le Congrès peut modifier
les conditions de son fonctionnement. C'est une bien curieuse indépendance!
Les parlementaires américains ne se privent d'ailleurs pas de cet
argument pour chercher à faire pression sur la FED. Rien de tel
n'est possible en ce qui concerne la Banque Centrale Européenne.
De surcroît, le Président de la FED est nommé pour quatre ans renouvelables
par le Président des Etats-Unis alors que le Président de la Banque
Centrale Européenne est nommé pour huit ans par accord des quinze
pays de la zone euro. On ne peut donc comparer la situation de ces
deux institutions. Pourtant, on ne peut nier que la FED et son président
disposent d'une réelle autorité. Seulement, ils ne peuvent pas adopter
une politique monétaire déconnectée d'objectifs plus globaux. Ils
doivent tenir compte du contexte dans lequel s'inscrit leur action.
En Europe, la BCE est le seul pouvoir économique, et donc politique.
Aucun contrepoids politique n'a été prévu. C'est une situation fort
étrange recelant des dangers potentiels. C'est d'abord un signe
évident de déficit démocratique. De purs technocrates peuvent ainsi
définir la politique unique la plus déterminante aujourd'hui sans
en référer à personne. C'est ensuite un risque d'incohérence entre
les différentes politiques européennes, qui est susceptible de peser
sur la conjoncture et l'équilibre de l'Union.
Forum : La conjoncture économique extérieure a-t-elle toujours autant
d'impact sur les économies européennes? La monnaie unique a-t-elle
déjà permis d'atténuer certains effets douloureux de la globalisation?
J.-P. Fitoussi : Avant le lancement de la monnaie unique, l'environnement
international a eu peu d'impact sur la conjoncture européenne. Depuis
la seconde guerre mondiale, la croissance européenne s'explique
à 99 % par la demande interne : l'influence externe est donc marginale.
En revanche, la conjoncture européenne a été profondément influencée
par les règles et contraintes que se sont auto-assignées les autorités
européennes. Ce sont ces dernières qui ont, par leur excessive rigueur,
leur faible coordination - les freins monétaire et budgétaire ont
été actionnés simultanément - et leur inadaptation aux fondamentaux
économiques de la zone, pesé sur la croissance et suscité une atonie
paradoxale de la demande. Aujourd'hui, l'environnement international
commercial devrait avoir encore moins d'impact sur la croissance
européenne car il ne pèsera même plus sur la politique adoptée -
le taux de change de l'euro peut flotter librement - et le degré
d'ouverture de l'Europe vis-à-vis du monde extérieur est beaucoup
plus faible que celui de chacun des Etats qui la compose. En revanche,
l'impact des crises financières risque de s'accroître. Les placements
financiers, notamment boursiers, prennent en Europe une place croissante
dans les placements des ménages. Sans rattraper les taux américains,
la diffusion des placements en actions - donc à risques en capital
- est rapide auprès des ménages. En conséquence, une correction
brutale de la valeur des titres risque d'avoir un effet sensible
dans la sphère économique, de peser sur la demande et l'investissement.
Or, aujourd'hui, les fluctuations des cours en Europe sont encore
très dépendantes de celles des actions américaines. Dans le contexte
de surévaluation actuelle, le risque existe d'une correction et
d'une spirale de récession en conséquence.
Forum : Comment analysez-vous l'impact de l'Union monétaire sur
l'emploi ?
J.-P. Fitoussi : L'objectif premier de la construction européenne
est bien sûr de retourner au plein emploi, dans un souci d'efficacité
économique. Le chômage implique que des ressources productives sont
gaspillées.
A cet égard, l'Union Monétaire a potentiellement un effet favorable
sur l'emploi. Mais elle doit être accompagnée de conditions qui
ne sont pas encore toutes réunies.
Dans un manifeste que j'ai publié en septembre 1998 avec Franco
Modigliani, Béniamino Moro, Dennis Snower, Robert Solow, Alfred
Steinherr et Paolo Sylos Labini, nous avons souligné que le haut
niveau de chômage parmi les moins qualifiés est bien davantage le
résultat d'un choix de société que de calamités exogènes. C'est
bien le résultat de mauvaises politiques de gestion de la demande
et d'un manque d'imagination dans la gestion de l'offre.
Il faut d'abord relever que les taux de chômage à deux chiffres
-courants jusqu'à récemment- étaient le triste apanage des pays
de la zone euro. En Norvège, le taux fin 1998 n'était que de 4 %,
en Suisse de 5,5 %, au Royaume-Uni de 5,6 %. L'enjeu de l'équilibre
du policy mix est donc déterminant. La relation entre le taux de
chômage et la demande a été trop ignorée au cours des années 1990.
Elle est pourtant essentielle. Ainsi, depuis le début de la crise
pétrolière, en 1973, le taux de croissance de la demande a chuté
considérablement en dessous de celui des capacités de production
- la somme de la croissance de la productivité et de la force de
travail.
Il faut aussi souligner que la différence entre la croissance du
chômage depuis le début des années 1970 en Europe et aux Etats-Unis
s'est creusée essentiellement à deux périodes depuis 1982. Jusqu'à
1982, le chômage s'est accru significativement sur les deux continents
à la suite de politiques monétaires restrictives qui ont provoqué
une chute de l'investissement. Ceci était relativement inévitable
pour enrayer une spirale inflationniste provoquée par les deux crises
pétrolières. Mais, après 1982, la dépression et la progression du
chômage se sont poursuivies en Europe jusqu'en 1986, tandis qu'aux
Etats-Unis la croissance a progressé fortement et le chômage s'est
réduit. La deuxième période court de 1992 à 1998. 1982-1986 et 1992-1998
: deux périodes marquées par une progression importante de l'investissement
et des capacités de production aux Etats-Unis, par une faiblesse
persistante en Europe.
Ainsi, le développement de l'investissement productif est pour moi
la clé de la croissance et de la création d'emplois. Il passe par
un soutien de l'investissement privé et par un développement de
l'investissement public. L'Union européenne doit y contribuer positivement.
Déjà, on le voit, c'est le changement radical du policy mix en Europe
(politique monétaire plutôt expansionniste, politique budgétaire
neutre) qui préside au retour de la croissance en Europe. La baisse
des taux d'intérêt a non seulement permis à la demande privée de
consommation et d'investissement de revenir à un niveau normal mais
elle a grandement facilité les ajustements budgétaires.
Forum : Les Français tentent de promouvoir une "Europe sociale";
peut-être n'y a-t-il pas une parfaite convergence avec les Allemands
sur ce point?
J.-P. Fitoussi : Je ne suis pas certain de cela. L'Allemagne dispose
d'un Etat social protecteur qui n'a rien à envier à l'Etat protecteur
français. Ce dont il s'agit dans les discours actuels c'est essentiellement
de modifications à la marge de cet Etat protecteur et non de sa
remise à plat ou de sa suppression ; ainsi, d'un point de vue objectif,
les modèles de protection sociale français et allemand sont très
proches. Mais le problème est essentiellement que l'on ne peut faire
le choix d'un modèle social en l'absence d'un véritable gouvernement
européen. Le choix d'un contrat social constitue la toute première
tâche d'un gouvernement. On s'imagine mal que ce choix puisse être
effectué si l'on n'a pas comblé ce que j'appelle "l'espace vide
de la souveraineté politique en Europe". Je suis toujours frappé
par le caractère paradoxal de la situation actuelle où les souverainetés
nationales sont limitées par des règles politiques adoptées de concert
entre les gouvernements européens et où on empêche la souveraineté
fédérale d'émerger au nom de la préservation de la souveraineté
nationale. On est donc pour l'instant dans un espace vide: ni souveraineté
nationale pleine, ni souveraineté fédérale. Il ne sera pas possible
de continuer longtemps avec une chaise vide. Par beau temps, on
peut éventuellement se passer d'un barreur, mais si le temps devait
grossir - et il le fera certainement dans la décennie à venir -
alors on constatera qu'il est indispensable et que l'Europe est
bancale.
Forum : L'Europe peut néanmoins se distinguer des Etats-Unis
par la prise en compte d'impératifs sociaux et une certaine atténuation
des effets parfois douloureux du libéralisme…
J.-P. Fitoussi : … la grande différence entre l'Europe et les Etats-Unis
n'est pas que l'un est plus libéral que l'autre. Il est faut de
croire que les Etats-Unis ne pèsent pas par leurs décisions politiques
sur l'emploi. Bien au contraire ! Les Etats-Unis sont passés maîtres
dans l'usage de leur souveraineté nationale et ils en utilisent
tous les instruments de façon massive chaque fois qu'ils en ressentent
le besoin, à la fois en termes de politique macro-économique - politique
monétaire, budgétaire, de change - qu'en termes de politique commerciale.
Il ne faut d'ailleurs pas oublier que si le " modèle " américain
est différent du " modèle " européen, s'il s'accommode d'une plus
grande flexibilité de l'emploi, c'est aussi parce que le taux de
chômage y est si faible que le risque de perdre son emploi est compensé
par le "risque" d'en retrouver un très rapidement. C'est dans cette
combinaison que réside l'équilibre du système américain. Mais, pour
revenir à l'Europe, la grande leçon qu'il faut retirer de cette
comparaison, c'est que l'Union est encore entravée par son absence
de souveraineté. Elle l'est moins que ne l'était chaque Etat européen,
qui, malgré un taux d'ouverture élevé, se trouvait dans l'obligation
de maintenir rigoureuses ses politiques budgétaire et monétaire,
mais elle l'est bien davantage que les Etats-Unis, et, il faut le
souhaiter, bien davantage qu'elle ne le sera demain.
Forum : A l'heure actuelle, peut-on dire que les effets de l'euro
correspondent à ceux qui étaient attendus par les pays de l'Euroland?
J.-P. Fitoussi : Je crois que oui. Je crois que les effets de l'euro
sont positifs pour une raison évidente : la disparition des disparités
monétaires a supprimé la tutelle que les marchés des changes exerçaient
de façon quasi quotidienne sur les politiques des gouvernements.
La monnaie unique a donc donné à chacun d'entre eux des marges de
manœuvre beaucoup plus importantes qu'ils n'en avaient auparavant.
En conséquence, la monnaie unique redonne au politique l'espace
qu'il avait perdu. Le paradoxe est que les autorités européennes
se sont donné à elles-mêmes des contraintes - critères du traité
de Maastricht, pacte de stabilité … - au moment même où elles gagnaient
une nouvelle liberté au prix de sacrifices constants de plusieurs
années. L'enjeu aujourd'hui est donc bien de renforcer cet espace
de liberté politique, de réouvrir totalement ce champ, pour permettre
une adaptation permanente de la politique économique aux exigences
des conjonctures locales. C'est bien là, dans cette souveraineté
européenne à construire, que se joue l'avenir de l'Union et son
développement économique. On ne peut pas concevoir de dissocier
purement et simplement l'économique et le politique. L'un et l'autre
sont intimement liés. Je dirais même que le politique doit conserver
la prééminence, le dernier mot, car c'est lui qui détermine les
règles de la vie commune, dont l'économique participe et est un
moyen.
Forum : Comment concevez-vous l'intégration dans la zone euro
des pays de l'UE qui n'y ont pas encore pris part ? De même, comment
concevez-vous l'intégration des futurs membres de l'Union dans l'euro
?
J.-P. Fitoussi : Le problème se pose différemment pour la Grèce
et la Grande-Bretagne; en ce qui concerne la Grèce, c'est ce pays
qui a envie d'intégrer la zone euro alors que, pour le cas de la
Grande-Bretagne, ce sont les pays membres de cette zone qui souhaitent
son intégration! Les deux pays ne sont pas dans la même situation
politique, économique…
Je crois que la Grèce intégrera probablement la zone euro d'ici
deux ou trois ans. En revanche, le Royaume-Uni y entrera au moment
où la parité sera la plus avantageuse pour lui. Les autorités britanniques
ont toujours fait preuve d'un grand pragmatisme.
Quant aux futurs membres de l'Union, je ne pense pas que leur intégration
dans l'euro sera possible avant que l'Europe ait réglé son problème
politique. Le potentiel de développement de l'Union suscite de nombreuses
vocations à l'adhésion. Néanmoins, ce potentiel ne pourra véritablement
être exploité que si l'Union est gouvernée. On l'a vu, la clé de
la réussite américaine est dans la cohérence du politique et de
l'économique, pas dans le retrait du politique au profit de l'économique.
Mais toute possibilité de réforme des institutions sera compromise
si l'on fait entrer ces pays avant que cette réforme ne soit effectuée.
Il est déjà difficile de prendre des décisions à quinze, alors imaginez
à plus … le risque serait alors que l'Europe devienne de façon structurelle
une zone sans souveraineté, indépendamment d'une souveraineté technique,
monétaire. Elle serait une zone de libre échange que se disputeraient
les autres régions du monde qui sont véritablement gouvernées politiquement.
L'union politique de l'Europe s'est faite par l'économique, mais
l'Europe ne pourra prospérer que par le politique.
Bibliographie
- Rapport sur l'état de l'Union Européenne 1999, (dir.), Fayard/Presses
de Sciences Po : Paris, 1999, 257 p - Paris 2000, 238p.
- Chômage : le cas français (avec Robert Castel, Jacques Freyssinet,
Henri Guaino), La documentation française : Paris, collection :
rapports officiels, 1997, 179 p.
- Le nouvel âge des inégalités, (avec Pierre Rosanvallon) Le Seuil
: Paris, 1996, 231 p. (publié en espagnol - Manantial : Buenos Aires,
1997 -, portugais - Oerias : Celta, 1997 -)
- Le débat interdit : monnaie, Europe, pauvreté, Arléa : Paris,
1995, 318 p. (publié en espagnol - Paidos : Barcelone, 1996 -, portugais
- Terramar : Lisbonne, 1997 -, italien - Il Mulino : Bologne, 1997
-)
- Economic Growth, Capital and Labour Markets : proceedings of the
trenth World Congress of the International Economic Association,
(éd.) Macmillan Press Ltd : Basingstoke, 1995, 265 p.
- Entre convergences et intérêts nationaux : l'Europe, (dir.) Presses
de la Fondation nationale des Sciences Politiques : Paris, Collection
Références/OFCE, 1994, 453 p.
- Pour l'emploi et la cohésion sociale, avec Anthony B. Atkinson,
Olivier J. Blanchard, John S. Flemming, Edmond Malinvaud, Edmund
S. Phelps, Robert M. Solow, Presses de la Fondation nationale des
Sciences Politiques : Paris, Collection Références/OFCE, 1994, 238
p. .
- Les cycles économiques, (sous la direction de Jean-Paul Fitoussi
et Philippe Sigogne), Presses de la Fondation nationale des Sciences
Politiques : Paris, Collection Références/OFCE, 1994, 2 volumes,
281 et 247 p.
|