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Allemagne année euro
La continuité, la solidité de "l'attelage franco-allemand" attestent que nos liens ne reposent pas seulement sur une base affective ou sur un volontarisme abstrait. Nos relations pour être saines, doivent être fondées sur la communauté de nos intérêts nationaux, économiques et politiques. Si l'Allemagne et la France peuvent s'appuyer sur l'expérience commune, sur de grandes choses et de grands gestes accomplis, elles savent aussi que rien n'est définitivement garanti. Le Traité de l'Elysée n'est pas un viatique pour l'éternité.©1997
Laurent FABIUS - Premier Ministre (1984-1986) -
Ancien Président de l'Assemblée Nationale


La coopération entre l'Allemagne et la France a été un des pivots de la construction européenne depuis quarante ans. Pourtant, on continue de s'interroger sur la permanence de leur engagement respectif, on oppose souvent réunification allemande et Union européenne, on épilogue sur la culture du malentendu qui pousserait les deux partenaires à une séparation. Ici ou là on parle de communauté réduite aux "inquiets", on évoque les alternatives, "grand large" ou " Mittel Europa", que l'un ou l'autre pourrait rechercher.

Il va de soi que nos approches ne sauraient coïncider automatiquement. Nos différences sont d'abord institutionnelles, le fédéralisme allemand contrastant avec la tradition française. Elles tiennent aussi aux mentalités, aux particularismes psychologiques de part et d'autre du Rhin, et révèlent d'ailleurs trop fréquemment une insuffisante connaissance réciproque. Elles peuvent émaner enfin de divergences d'analyse et d'intérêt, normales de la part de deux Etats dont ni la situation ni les préoccupations ne sont interchangeables.

Sans vouloir manier le paradoxe, sans minimiser leurs conséquences qui peuvent être très graves (je songe notamment aux drames survenus en ex-Yougoslavie et à cette course échevelée à la reconnaissance non concertée), ces difficultés mêmes prouvent la vigueur de notre partenariat. Elles ne surgiraient pas entre pays entretenant des relations lointaines et indifférentes, ne débattant pas de questions de portée essentielle. Surtout l'expérience montre qu'elles ont toujours été surmontées et que les convergences l'ont emporté.

La continuité, la solidité de l'"attelage franco-allemand" attestent que nos liens ne reposent pas seulement sur une base affective ou sur un volontarisme abstrait. Même si nous tenons à une amitié qui, entre nos deux pays, doit être aussi forte que leur hostilité passée, même si l'attention et la détermination des dirigeants sont indispensables, nos relations, pour être saines, doivent être fondées sur la communauté de nos intérêts nationaux, économiques et politiques. L'un sans l'autre nous ne ferons probablement pas grand chose de bon. Là est la réalité.

Ce caractère spécial de la relation franco-allemande, malgré telles ou telles réactions naturelles, est assez bien accepté de nos autres partenaires. Ceux-ci savent que les liens entre Paris et Bonn n'ont ni pour fin ni pour résultat de les exclure ou de les contourner, qu'ils ne jouent pas à leur détriment mais bien à l'avantage de l'Europe, en permettant des avancées. Ce qui est jugé bon de part et d'autre du Rhin est loin d'être mauvais lorsque les effets en sont élargis des rives de la Méditerranée aux confins du pôle. Même ensemble, France et Allemagne ne sauraient songer à faire cavalier seul. Du moins nous appartient-il d'en être conscients, de le faire comprendre dans nos opinions publiques, chez les responsables politiques, et de répandre ce sentiment auprès de nos partenaires.

Si l'Allemagne et la France peuvent s'appuyer sur l'expérience commune, sur de grandes choses et de grands gestes accomplis, elles savent aussi que rien n'est définitivement garanti. Le Traité de l'Elysée n'est pas un Viatique pour l'éternité. Ce qui se construisit, autrefois à Colombey, naguère à Latché, peut chaque jour être renforcé et amélioré. L'entente franco-allemande ne peut se maintenir, se renforcer, stimuler la construction européenne, que si nos deux pays savent trouver ensemble des solutions aux problèmes de l'heure et concevoir des orientations pour l'avenir. Où en est-on ?

L'Allemagne mène le processus historique de la réunification. On doit se réjouir de la fin d'une division douloureuse qui était aussi celle de toute l'Europe, mais la plupart des Français ont perçu plutôt les conséquences économiques indirectes de ce processus pour les autres Européens qu'ils n'ont pris conscience des sacrifices que les Allemands consentent pour les Länder de l'est. Plus de 150 milliards de DM par an sont transférés d'une partie à l'autre de l'Allemagne et l'ampleur de ces crédits a un impact économique non négligeable. Entre "Ossies" et "Wessies", le fossé ne s'est pas entièrement comblé. D'un côté les égoïsmes s'insurgent, de l'autre les nostalgies réapparaissent.

La chute du mur de Berlin a aussi rapproché l'Allemagne de l'Europe centrale. Faut-il en avoir peur ? Les temps ont changé. Le renforcement des liens entre l'Allemagne et ses voisins de ce côté-là de l'Europe, le règlement des contentieux hérités du passé, sont des éléments très favorables à la paix et à la stabilité en Europe, des pas tranquilles et mesurés -ils doivent l'être- vers son élargissement. Je ne vois aucune contradiction entre ces initiatives et le maintien des liens qui unissent l'Allemagne à ses partenaires d'Europe occidentale. L'ouverture vers l'Est doit être un mouvement partagé par toute l'Union, une chance offerte.

Si la dernière décennie a été un moment fort de l'histoire allemande, elle a mis à jour de nouvelles concordances entre nos deux pays, des incitations à un rapprochement pour nos partenaires européens. La mutation économico-sociale a souligné les similarités de situations, l'identité parfois angoissante des problèmes français et allemands : nos deux pays demeurent des puissances économiques de premier rang, de grandes nations exportatrices, mais sont confrontés aux mêmes défis, la mondialisation des marchés, le dynamisme parfois agressif des Etats-Unis, l'émergence de l'Asie, et surtout le déficit d'emploi qui, faisant monter les peurs et les exaspérations, fragilise les pouvoirs en place, décrédibilise les politiques publiques et altère le sentiment démocratique.

Malgré leurs atouts, Allemagne et France donnent parfois le sentiment de peiner à suivre ou à anticiper les évolutions du monde. Le passage à la société de l'information n'est pas assez pris en compte. Les mutations technologiques ne sont pas toujours assez assumées. Les systèmes de protection sociale, affectés par des tensions démographiques et financières, voient leur équilibre compromis. Autant de phénomènes qui, ajoutés au problème majeur d'un chômage de masse persistant, expliquent le découragement ou la lassitude qu'on relève parfois dans nos deux pays. Comment les individus adhéreraient-ils spontanément à un mouvement qui paraît menacer la sécurité de chacun, rendre incertain son avenir et celui de ses enfants ? Nos deux peuples manifestent en effet le même attachement à une société régulée, où le marché joue son rôle mais ne régente pas tout, où existent des contrepoids aux forces de l'argent, où les instances sociales et politiques exercent pleinement leur fonction et ont de réelles possibilités d'arbitrage.

Il n'en reste pas moins que l'adaptation de nos modèles est indispensable. Nous avons déjà beaucoup fait dans ce sens, les uns et les autres. Notre intention partagée est bien de réussir les mutations nécessaires sans sacrifier nos valeurs humaines ni l'équilibre de nos sociétés. Les citoyens aspirent à une modernisation qui ne se résume pas à la libéralisation et à la dérégulation, mais préserve la cohésion sociale. Ils ne veulent pas d'un libre-affairisme qui ignorerait solidarité, égalité des chances, redistribution et justice sociale. Il est donc particulièrement utile de comparer nos expériences, de réfléchir ensemble aux méthodes permettant d'atteindre -ou de réatteindre- ces objectifs. Le dialogue franco-allemand n'est, me semble-t-il, pas assez nourri à propos de l'orientation de nos sociétés. Nous ne réalisons pas assez combien nous sommes proches, confrontés aux mêmes questions, cherchant des solutions inspirées de principes voisins.

De même, la France et l'Allemagne me paraissent ne pas exploiter assez les avantages qu'elles pourraient tirer ensemble d'une plus grande synergie de leurs industries, de leurs entreprises de services, de leurs potentiels de recherche, d'échanges culturels renforcés. Je sais bien que toutes les décisions en la matière ne relèvent pas, ne sauraient relever, des Etats. Je ne méconnais pas non plus l'intensité des liens depuis longtemps développés, les imbrications poussées qui existent dans certains secteurs, et le souci partagé d'adapter les modalités de nos coopérations -je citerai bien sûr Airbus-. Je me réjouis aussi des décisions récemment prises à Weimar, notamment la création d'une université franco-allemande. Pour autant, me semble-t-il, ce qui a pu manquer au cours de ces dernières années, sous la pression peut-être des événements, des difficultés des uns et des autres, c'est une volonté, une stratégie, le sentiment d'une urgence et d'une priorité, le lancement de nouveaux projets. C'est un état d'esprit qu'il faut retrouver pour donner l'impulsion nécessaire à notre coopération bilatérale.

Ce serait une excellente méthode pour favoriser la contribution conjointe de nos deux pays à la construction européenne. Celle-ci est entrée dans une phase cruciale. L'Europe tend à être jugée en fonction des difficultés du moment. La tentation existe non seulement de lui reprocher l'absence de remèdes aux maux actuels, mais encore de lui en imputer la responsabilité. Or l'Europe est notre plus grand atout, à condition que nous le voulions. A condition qu'à une Europe terrain-vague, nous préférions résolument une Europe puissance.

L'Allemagne et la France doivent se mobiliser pour la réalisation de l'Union économique et monétaire qui est aujourd'hui le projet européen prioritaire. Son succès est une question vitale. 1945, année zéro, 1998, année Euro : les Français doivent être bien conscients que le mark représente un symbole quasi-identitaire pour les Allemands, que passer du mark à l'euro est de leur part un geste capital, témoignant d'un engagement européen très fort. Ils ont accepté que cette avancée se fasse selon les modalités admises par les Allemands. Ainsi avait été conçu le contrat.

Les effets à terme seront majeurs, d'autant plus forts que davantage de pays -je songe à l'Italie et à l'Espagne bien sûr, au Royaume-Uni de Tony Blair aussi - se joindront vite à cette union. Effets économiques d'abord, puisque l'introduction de la monnaie unique nous amènera à achever le marché intérieur dans toutes ses dimensions. Effets psychologiques et politiques, l'euro renforcera l'identité européenne, aux yeux des Européens mais aussi vis-à-vis de l'extérieur. L'Union économique et monétaire sera riche d'évolutions futures, et facteur de dynamisme.

On peut et on doit attendre beaucoup de la monnaie unique. Elle se fera et à la date prévue. Du moins, je le crois. Pour autant, la "condition" monétaire n'est pas suffisante. Il faut aussi que l'Union trouve un nouvel élan. La construction européenne a pris pour base en ses débuts les sources de richesse qui étaient celles de l'époque : charbon et acier, agriculture et industrie. Ce sont de vrais acquis, des résultats tangibles qu'il faut prendre garde de ne pas abandonner. Mais on ne peut rester figé, immobile. Nous devons désormais nous tourner vers d'autres univers, d'autres richesses, celles qui prévalent dans un monde transformé. L'accent doit être mis davantage sur des politiques qui n'ont pas été les premières : la recherche, la formation de réseaux. Les coopérations renforcées entre la France et l'Allemagne peuvent trouver là un terrain d'élection. L'Europe n'aura sa justification aux yeux de nos peuples que si elle favorise l'emploi, l'élévation du niveau de vie, le social, la sauvegarde de l'environnement. Ce sont des moyens d'y conduire.

L'autre grand projet européen est l'élargissement. L'Allemagne est un des pays de l'Union pour lequel ce problème est le plus sensible puisqu'elle est proche de trois des candidats dont l'adhésion devrait être la plus rapide. Je sais ce que représente la pression d'une frontière commune, de partenariats qui se créent, d'une confiance à reconstruire. Pour autant on ne saurait oublier que cet élargissement posera des problèmes de financement et exigera de nouveaux efforts de solidarité, qui devront être équitablement répartis. Que deviendront les fonds structurels ? Quel avenir pour la politique agricole commune ? A-t-on trouvé une réponse à ces réelles questions ? Ne pas traiter ces différents points dans la transparence aboutirait à dresser les citoyens contre les élites, les Européens contre Bruxelles, les Nations contre l'Union. Il faut également s'attacher à bien définir le sens de l'entreprise, pour les pays candidats, pour les Etats membres, pour l'Europe dans son ensemble. L'intérêt des pays candidats est que l'élargissement se fasse à un rythme et dans des conditions qu'ils puissent maîtriser. C'est aussi qu'il les amarre à une entité ayant sa pleine cohérence, en accord sur ses principes et ses buts, possédant la capacité de les accueillir sans s'affaiblir.

Dans ce processus, l'Union va poser des conditions aux candidats, leur demander de s'adapter selon des calendriers et des procédures. Il faut aussi qu'elle s'impose des conditions à elle-même. La première est d'améliorer le fonctionnement de ses institutions. Cela devra être réalisé préalablement à l'élargissement. L'Europe ne peut être mieux comprise et mieux soutenue par les peuples que si ses institutions sont rendues plus lisibles et démocratiques. L'élargissement -j'y insiste- ne saurait aboutir à une Union privée de capacité de décision.

Ne cherchons donc pas d'alibi pour renvoyer au delà de l'élargissement des problèmes qui seraient ensuite plus difficiles à résoudre. Le sujet est si complexe qu'il faut commencer à en traiter, sous une forme ou sous une autre, sans attendre. Ce que nous ne réglons pas aujourd'hui à quinze, nous ne le réglerons pas demain à vingt ou à vingt cinq. Je sais bien qu'aujourd'hui les positions française et allemande ne coïncident pas exactement sur ce dossier mais c'est une question qui doit être discutée entre nous avec un très grand sérieux. Elle détermine toute la suite.

La défense constitue un autre sujet majeur dont certains pourraient penser qu'il n'est pas d'une actualité immédiate, dans la mesure où les menaces pour notre sécurité ont diminué. C'est un dossier qui emporte les passions. Il y a eu ici ou là des propos rapides. Certains peu aimables. D'autres franchement polémiques. L'important se trouve ailleurs.

S'il est heureusement vrai que le risque d'une conflagration mondiale a reculé, nous devons toujours consolider la stabilité de notre continent, prévenir les risques de conflit, nous préparer à traiter les crises. La configuration stratégique s'est considérablement transformée en Europe. A situation nouvelle, organisation nouvelle, en tout cas adaptation de notre organisation, dans le but de donner aux Européens, dans le respect de leurs alliances et de leurs engagements, davantage d'autonomie. Nous devons mettre à profit à la fois ces changements et cette période relativement propice pour avancer. La France ne fait pas preuve de dogmatisme et a montré qu'elle était prête à suivre toutes les voies qui pouvaient permettre d'aller dans ce sens, à condition bien sûr qu'elles ne se révèlent pas des impasses. Nous sommes convaincus que, dans ce domaine, toute initiative réaliste et fructueuse implique un accord franco-allemand.

Bref, les difficultés auxquelles sont aujourd'hui confrontés nos deux pays ne doivent pas nous faire oublier nos responsabilités, l'un vis-à-vis de l'autre, et ensemble vis-à-vis de nos partenaires européens. L'approfondissement du dialogue franco-allemand s'impose plus que jamais. Il doit porter sur l'esprit de l'Europe que nous voulons, et les moyens qui y correspondent, dans tous les domaines. Que ce soit pour tracer les lignes de leur propre avenir, ou pour travailler à l'avenir de l'Europe, il est indispensable que la France et l'Allemagne aient chacune confiance en soi, et confiance l'une dans l'autre. Il est non moins nécessaire que Berlin et Paris comprennent que l'économique ne peut pas oublier le social, l'institutionnel, le politique.

Parce que le Traité d'Amsterdam a trop oublié cette règle simple, il pourra être difficilement adopté exactement en l'état par le Parlement français. Il devra être accompagné d'un complément. Conditionnalité, dira-t-on ? Oui, d'un partisan loyal de l'amitié fondamentale entre l'Allemagne et la France.


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