Plus de huit ans après la chute du Mur de Berlin, qui a symbolisé
plus que tout autre événement le tournant historique de l'Europe
et la modification des données de la politique internationale, l'Union
Européenne fait face au plus grand défi de son histoire : c'est
dans un contexte très protocolaire que le processus d'élargissement
aux pays d'Europe de l'Est a débuté et que les premières négociations
se sont ouvertes. Lorsque ce processus sera achevé, la Communauté
comptera 20 Etats membres, voire plus. Dans cette nouvelle Europe
organisée autour de principes démocratiques et d'économie de marché,
les frontières établies par les puissances militaro-politiques de
la fin de la deuxième Guerre Mondiale, seront dépassées, du moins
historiquement parlant; cette réalité s'imposera même si les écarts
de revenus, de pouvoir d'achat et de conditions de vie générés par
les dégâts du communisme persistent quelques temps encore.
L'unification européenne, qui se limitait à l'origine à un cercle
restreint de six Etats pour s'élargir ensuite vers l'Ouest, le Sud
et le Nord en plusieurs étapes, se réalisera quoiqu'il arrive. Ce
qui était inachevé va être corrigé. Les principaux objectifs qui
avaient été fixés pour forger l'Europe occidentale et qui étaient
organisés autour de la réconciliation franco-allemande, doivent
désormais servir à façonner le continent tout entier: maintien de
la paix, démocratie et prospérité dans une Europe aux valeurs communes
ainsi que dans un marché intérieur élargi à environ cent millions
de citoyens supplémentaires.
Cependant, on ne sait pas encore quand s'achèvera la première phase
de l'élargissement à l'Est. Les premiers candidats ne deviendront
probablement pas membres à part entière avant l'an 2003. Cela s'explique
par la nature des négociations relativement complexes (l'acquis
communautaire que ces pays doivent intégrer ne comporte pas moins
de 200.000 pages et de 14.000 actes juridiques), les grands écarts
entre l'Ouest et l'Est et l'impérieuse nécessité d'adaptation; l'un
des exemples le plus frappant, est le secteur agricole en Pologne
ou dans d'autres pays, qui en dépit de sa taille relativement importante
a une productivité assez faible. Ainsi depuis l'automne 1989, au
moins quatorze années se seront écoulées. On peut trouver ça long
surtout si on la compare à l'élargissement à l'Est de l'Alliance
Atlantique.
Au sein de l'organisation supranationale que l'on nomme Union européenne
et qui se caractérise par des procédures rigides et des coalitions
reposant sur des intérêts communs, on trouve d'importantes inerties
qu'il est difficile de surmonter. Le gouvernement allemand connaît
déjà cette chanson. Il fallait que les pays candidats s'engagent
préalablement dans le chemin difficile conduisant à la démocratie,
l'économie de marché et l'Etat de droit pour que l'on puisse engager
des négociations (certains pensent néanmoins que ce qui a été accompli
n'est pas encore suffisant). Leurs perspectives d'adhésion se construiraient
ainsi non seulement sur leur volonté mais aussi sur leurs capacités
pour que leur admission en qualité d'Etat membre ne conduise pas
à un fiasco, engendrant déception et surcharge de part et d'autre.
Le programme de réforme de la Commission de Bruxelles devant préparer
l'Union Européenne à son ouverture à l'Est et prévoyant une concentration
des politiques structurelles ainsi qu'une libéralisation de la politique
agricole se trouve dés à présent exposé à de violentes critiques.
C'est ainsi que des doutes sont exprimés quant aux chances de succès
du processus d'élargissement contre les profiteurs des quota, des
prix de soutien et des fonds spéciaux.
Par ailleurs, l'agenda des négociation pourrait bien être menacé
par d'autres événements que ceux auxquels on pense. Dés maintenant
le conflit chypriote et la rivalité notoire entre Grecs et Turcs
jettent une ombre sur celui-ci. Aux menaces des uns viennent répondre
les contre-menaces des autres. Il y a ainsi un "potentiel de complication"
susceptible de bouleverser les prévisions initiales. Cependant,
en dépit des nombreuses possibilités de retardement, on peut affirmer
avec assurance que l'UE va pratiquement doubler le nombre de ses
membres à long terme. Cela aura des répercutions sur sa capacité
d'action et sa détermination tant d'un point de vue intérieur qu'extérieur.
En effet plus la Communauté s'élargit, plus les intérêts et les
structures de ses membres se multiplient. Par ailleurs, on ne peut
trouver des Etats plus différenciés en ce qui concerne leur poids
politico-économique et leurs expériences et traditions sociale et
institutionnelles, pour être réunis sous un même toit - celui de
la Communauté Européenne -. Davantage d'efforts devraient être consentis
pour contrecarrer les intérêts centrifuges. Cela s'impose d'autant
plus que les institutions de l'UE ont été jusqu'à présent insuffisamment
préparées à une telle augmentation de leurs membres. Pour ne pas
arriver à une baisse d'efficacité, la réforme des institutions et
du système de prise de décision s'impose mais se révèle être une
tâche de longue haleine. Avec une hétérogénéité croissante et un
déséquilibre des différents potentiels, une démarche commune s'impose
en tant que preuve d'un sens des responsabilités européennes. Il
est incontestable que le prix de l'extension ne devra pas se payer
sous la forme d'un amoindrissement de la solidarité et d'une baisse
de capacité d'action de l'UE. Cela réduirait à néant son sens historique
et son utilité .
A propos de l'élargissement à l'Est, certaines questions reviennent
toujours -notamment, celles des futurs objectifs et des différents
chemins conduisant à l'unification en raison du mélange toujours
plus important des intérêts, comme l'a signalé à juste titre le
politologue Weidenfeld -. D'un point de vue politique et
constitutionnel, il est indispensable de savoir si l'Europe va se
définir comme une communauté de destin en instaurant une assise
confédérale qui lui conférerait un rôle d'acteur à part entière
sur la scène internationale, ou si elle se contentera d'être une
entité intergouvernementale dotée d'un marché commun.
La question des limites de l'Europe et de la portée géopolitique
de l'intégration européenne se pose avec insistance dès à présent.
Les conflits potentiels liés à cette question se révèlent à travers
la déception de la Turquie qui a provoqué une violente polémique.
L'Allemagne en particulier a fait l'objet d'une accusation virulente
à propos de la décision du Conseil européen des chefs d'Etat et
de gouvernement de décembre 1997 à Luxembourg. Ces derniers n'avaient
pas admis la Turquie dans le cercle des candidats à l'UE qui avait
été élargi à dix y compris le cas problématique de Chypre. Ankara
se sent dupée, chassée, exclue. Mais la Turquie ne remplit pas les
critères de Copenhague et les conditions qui permettraient l'engagement
de négociations en vue de son adhésion.
D'autres pays se trouvent également à long terme hors du cercle
de prospérité économique de l'UE, certains de leur propre fait et
d'autres en raison d'une conjoncture interne ou régionale troublée.
Que va-t-il alors se passer si l'Ukraine ou la Russie expriment
un jour leur volonté de devenir membre de l'UE? Tôt ou tard la Communauté
devra préciser si ces Etats ont réellement une perspective européenne;
ainsi, au regard de leur situation géopolitique importante mais
non moins sensible, de leurs rapports conflictuels avec nos convictions
de base, de leur taille et de leur nombre d'habitants, le coût de
l'intégration serait bien trop indigeste. Une UE qui comporterait
la Turquie, l'Ukraine ou pour aggraver le tout, la Russie, n'aurait
plus rien en commun avec le club des six de 1957. Elle deviendrait
un colosse dont la taille la tiendrait en échec, sans qu'un projet
civilisateur et unificateur ne puisse la renforcer. Ce que la Communauté
des quinze ressent dès aujourd'hui comme un poids et qui sera accru
dans une union à 20, serait ainsi décuplé d'une manière démesurée.
Cependant, on peut déjà envisager de futures relations qui surpasseraient
largement le cadre d'une union douanière (à venir) ou un partenariat
(inégal). En effet les prochaines étapes de l'élargissement révéleront
une organisation souple et variable de l'Europe comme la règle et
non plus comme l'exception. Par exemple, pourquoi la Turquie ne
tirerait-elle pas profit de cette flexibilité et ne participerait-elle
pas dans des domaines particuliers?
Traduction Forum
|