Depuis quarante
ans, la France et l'Allemagne sont engagées dans le processus de
la construction européenne. A l'origine, il s'agissait de mettre
un terme définitif à l'antagonisme séculaire entre les deux pays,
à partir de l'unification de certaines activités économiques essentielles
(le charbon, l'acier, l'énergie nucléaire) et de la mise en place
d'institutions communes, et ceci dans un cadre géographique plus
large (l'Europe des Six) ayant vocation à s'étendre. Pour les plus
visionnaires des pères fondateurs - géniaux pour certains, dangereux
utopistes pour d'autres -, la véritable ambition de cette entreprise
originale était de préparer la voie pour la mise en place d'une
fédération : les Etats-Unis d'Europe.
Visionnaires, ils l'étaient en effet. Car de même que l'Etat-nation
a lentement émergé à partir de la renaissance en se substituant
à l'ordre médiéval, en raison des mutations scientifiques, techniques
et sociales de l'époque, de même les prodigieuses transformations
du second vingtième siècle, associées notamment à la révolution
des technologies de l'information, ébranlent aujourd'hui le système
des Etats-nations et imposent un restructuration des unités politiques.
En cette fin de siècle, l'objectif de l'approfondissement de la
relation franco-allemande conserve toute sa valeur, mais il est
clair que bien d'autres forces - dont l'action se fait sentir partout
dans le monde - poussent le vieux continent dans la direction de
l'intégration.
Le couple franco-allemand a-t-il pour autant perdu de son importance
? Sûrement pas. Car nous avons appris, à l'expérience, que si nos
deux pays sont en désaccord, tout se bloque. La réciproque est évidemment
fausse : il ne suffit pas que la France et l'Allemagne s'entendent
sur un projet européen pour qu'il se réalise. Nous devons encore
manœuvrer avec suffisamment de discernement et de tact pour entraîner
l'adhésion de nos partenaires continentaux. Mais au total, il est
juste de dire que l'association entre nos deux pays est, aujourd'hui
comme hier, le moteur de la construction européenne, et son principal
architecte.
C'est pourquoi nous devons rester très attentifs à tout ce qui nous
unit ou au contraire nous oppose, aussi bien en ce qui concerne
les "affaires du dedans" que les "affaires du dehors", pour parler
comme Tocqueville. S'agissant des premières, l'écart culturel entre
la France et l'Allemagne demeure considérable. Les Français, même
informés éprouvent les plus grandes difficultés à admettre qu'en
raison de son histoire, l'Allemagne est une République fédérale,
que chacun des Länder qui la compose bénéficie d'un large degré
d'autonomie et que le domaine du gouvernement de Bonn est limité,
comme aux Etats-Unis celui du gouvernement de Washington. Inversement,
les Allemands comprennent mal la persistance du jacobinisme français
à travers les siècles, les rigidités de notre Etat (par exemple
la fonction publique), l'archaïsme des structures sociales qui en
résultent (dans quel Etat européen les routiers ou les cheminots
pourraient-ils paralyser durablement le pays tout entier ?). En
conséquence, il est difficile de nous entendre sur la nature des
institutions européennes, l'Allemagne s'inspirant du fédéralisme
et de la démocratie parlementaire, et la France continuant de penser
les structures politiques dans le registre très particulier de la
monarchie républicaine. En conséquence de ces malentendus, la "constitution"
de l'Union européenne paraît quelque peu bâtarde, peu lisible et
peu démocratique, et ne suscite guère l'enthousiasme chez les "citoyens
de l'Europe". Cela n'empêche pas les choses de progresser cahin-caha
et , en dépit de nos grandes et durables différences, l'Union européenne
fait avancer ses affaires du dedans.
Peut-on en dire autant pour les affaires du dehors ? Dans le domaine
économique, le bilan est relativement satisfaisant, encore que nos
pentes naturelles nous entraînent souvent dans des directions différentes.
Les Français, même parmi les plus libéraux, croient aux vertus d'un
certain protectionnisme et à la nécessité d'un Etat volontariste
dans les secteurs économiques (armements, aérospatial..) d'importance
stratégique. Les Allemands penchent vers un libre-échange au moins
transatlantique ; leur attachement à l'OTAN est tel qu'ils ne semblent
pas préoccupés par la perspective d'une domination américaine dans
les industries les plus sensibles. S'agissant de la politique étrangère
et de sécurité commune (la PESC), force est de constater que nous
ne parvenons pas à dépasser le stade des balbutiements.
Le grand succès de l'Europe, au cours des quatre dernières décennies
est d'avoir trouvé le moyen d'éviter la dégénérescence de ses querelles
internes, ce qui constitue déjà un résultat tout à fait remarquable.
Mais aujourd'hui encore, elle reste incapable de s'affirmer en tant
que telle dans les grandes questions internationales, même celles
qui engagent le plus fondamentalement son avenir, comme le Moyen-Orient
ou la Bosnie. Autant, sinon plus - ce qui est paradoxal - que pendant
la guerre froide, le patron reste les Etats-Unis dont le bras de
levier continue de s'allonger avec l'extension de l'OTAN. Ce n'est
pas une question de ressources : nous les avons. Le fond du problème
est qu'en matière de politique extérieure, la France et l'Allemagne
ne forment pas, ou pas encore, un couple. Cet état de fait tient
en grande partie aux malentendus dont je parlais plus haut, car
en démocratie, les affaires du dehors sont fortement conditionnées
par les affaires du dedans, ainsi que le déplorait justement Tocqueville.
Certes, cela est moins vrai en France qu'ailleurs, grâce ou à cause
de notre tradition monarchique. Mais partout ailleurs, autour de
nous, le débat démocratique s'étend aussi aux affaires étrangères,
avec le résultat que l'on sait : dans son immense majorité, l'Europe
actuelle ne se veut pas européenne, mais atlantique. Est-il néanmoins
concevable de préparer le terrain pour rendre possible, dans le
courant du siècle prochain, l'émergence d'un pilier européen digne
de ce nom ? Telle est la grande question prospective qui devrait
mobiliser les penseurs du couple franco-allemand.
Il est bon de célébrer notre amitié, et de nous féliciter de l'immense
travail accompli. Pour autant, nous devons rester lucides, et constater
que la construction européenne est encore dans les limbes.
Bibliographie
- "Pour Combattre les pensées uniques" -
Flammarion 2000.
- "Mémoire du temps présent" -Flammarion, 1996 (prix des
Ambassadeurs 1996).
- "Que Faire ?" - La Manufacture, 1990.
- "La Science Economique ou la Stratégie des Rapports de l'Homme
vis-à-vis des Ressources rares : Méthodes et modèles" - PUF,1988.
- "La Revanche de l'Histoire" - Julliard 1985.
- En collaboration avec Karl Kaiser, Winston Lord et David
Watt, "La sécurité de l'Occident : bilan et orientations"
- collection, "Travaux et recherches de l'IFRI, Economica, Février
1981 ( aussi en all. et angl.).
- Direction du rapport RAMSES de l'IFRI (chaque année depuis
1984).
|